C'est une surprise pour celui qui ne connait pas. Pas au tout premier contact parfois tant l'écriture différente, inhabituelle, peut dérouter et se présenter abscons ou hermétique. Et puis d'un coup, tout apparait au déclic d'une tournure, d'une combinaison, d'une facétie phonétique.
Et voilà la féérie des mots inventés, truculence de l'esprit fébrile fertile qui frétille et qui jette un feu d'artifice d’expressions inouïes. Il n'y à pas de sens visible ni de sens caché, mais le sens d'une langue qui dit autrement la poésie du corps du langage.
Valère Novarina
* ! Quelle fête !
Il faut oser, tenir la barre d'un texte qui ne se donne que dans la disponibilité, et le jeu. Car c'est un jeu. Une manipulation joyeuse des mots, des mélanges incongrues, des dérapages et des greffes inattendues et cette entière joie de coller démantibuler arranger et faire sonner et vibrer le son du corps des mots.
Il faut prendre le temps de déguster ces amas multicolores et ces continents inconnus. Tous ceux qui écoutent et se donnent corps et âme pour voir et entendre cet auteur prennent un ticket pour le grand-huit. Farandoles et réflexions balancées dans tous les sens spectaculaires qui ne peut s'offrir en fast-food.
C'est tout l'enjeu. Redonner au plaisir sa qualité, celle d'une immersion longue dans la pensée et sa transcription bourgeonnante et pleine de curiosités. Oser se laisser activement aller dans cet espace qui permet d'accepter l’intelligence comme une fête partagée.
Alors, on peut même penser avec ses pieds ! Et c'est drôle !
Dans "La Chair de l’homme", Valère Novarina
déploie une « rosace » depuis son souvenir d’enfance de la fête
foraine qui venait s’installer chaque début septembre dans sa ville,
Thonon-les-Bains, en Savoie : « Le samedi 10 septembre, à 14 heures… »,
et il saisit plus de 1200 personnages – un par verbe d’action de la
langue française.
– Depuis la colline, je veux voir en une fois tout entière la grande foire de Thonon.
– Quel jour sommes-nous ?
– Nous sommes le premier jeudi de septembre. J’ai dix ans.
– Que voyez-vous ?
– Quatorze cent soixante et onze personnes, hommes, femmes, enfants.
– Que font-ils ? Qu’est-ce qu’ils font ?
– À cet instant précis ?
– Oui.
Médée la Quine ôte son béret ; Tiénon pousse une charrette ; Lucien
à Pitaque examine une corde ; Gouttière vise ; Louis Lanlà sort son
porte-monnaie ; Marcelle à Grabé tartine des rillettes ; Goni enfonce
un bouchon ; Dian à Tantiet flatte une pouliche ; Batiste du Martinet
revend deux poules ; Joset au Rétami verse à boire ; Snô maintient le
poney ; Bagdad confond deux allées ; la Franceline à Sérou soupèse une
lessiveuse ; Pierrot Trosset relance un anneau ; Bruche melon manque
son tour ; la Papicaule feuillette le dépliant ; Adrien Charles
encercle une bouteille ; Marcel à Rénon compte les vaches ; Maurice à
Délégué engloutit une omelette ; Doyon élimine ; Guste au Pimontais
entame un reblochon ; Cervasson bougonne ; Dix-sous-de-lad récidive ;
Jeannot Bel-homme enroule une ficelle ; Pissette enmabe la barrière ;
Julien au Vieux soigne une truie ; Dian la Greule conduit une
auto-tamponneuse ; Stif se souvient d’une chanson ; Edouâ à Cauly
embrasse sa cousine ; le Fine u Piet songe ; Champreneau réussit ; la
Lène à Bolon souffre de la chaleur…