Au début ça les avait fait marrer les flics de voir Georges Meunier se démener avec une telle embrouille.
Gérard
Meunier, ils le connaissaient bien, chacune de leur épouse ne jurait
que par lui, ce faiseur de reine, l'homme à pieds, ce parangon du
fétichisme, le king Nancéien des Christian Louboutin* et autres audaces, le cordonnier hors pair de chaussures hors normes, et patati et patata.
Il
avait débarqué essoufflé, rouge, les cheveux en vrac et la mine
déconfite. Hagard, on aurait dit qu'il avait vu les martiens.
Ça
n'arrangeait pas son bégaiement ce stress et il fallu bien dix minutes
avant de pouvoir saisir son histoire entre deux halètements pathétiques
et trois phrases inachevées.
Le
blog... photo de moi... volée... histoire de dingue... comme quoi ch'uis
spécialiste en temps... puis plein de gens qui demandent de réparer
leur temps... ch'ais pas trop quoi... trop de monde, pas de montre...
d'un coup... de partout... vous avez l'heure... non j'ai pas l'heure...
quoi comment... le temps c'est de l'argent... pas q'ça à faire moi...
oui... allez faut partir... mais ils partaient pas... bien embêté
maintenant... je sais plus quoi faire... ma boutique faut voir... c'est
le Titanic... un cauchemar... faut partir s'il vous plait... on est plus
chez soi... internet... l'Apocalypse... au secours... la tête me
tourne... que fait la police ?
Son histoire était apparue vraiment décousue, et vraiment bizarre. Réparateur de temps, quelle drôle d'idée ! Georges Meunier n'allait pas bien, ça se voyait. Limite hallucinatoire.
Les deux fonctionnaires de l'ordre
s'étaient regardés et d'un clin d'œil avaient décidés de boucler cette
affaire en faisant semblant de l'écouter et en signant une main courante. Ça rassure toujours une main courante même si cela ne sert à rien.
Un
représentant de la loi est parfois comme un garagiste, ouvrir le capot
et jeter un œil suffit souvent à réparer l'inquiétude en y collant le
sceau d'une délégation de responsabilité. Si cela ne marche pas encore
la prochaine fois on pourra toujours, à défaut de s'inquiéter de la
panne, hurler contre le professionnel.
C'est
aussi leur boulot de prendre en main les impatiences, les irritations,
les angoisses et autres exaspérations. Ils allègent comme au
confessionnal les doutes et les angoisses de leurs clients obligés.
Question de psychologie et de transfert approprié. Un bon "mmm..." et l'affaire est réglé - jusqu'à la prochaine.
Mais Gérard s'accrochait.
- "M'enfin ! Vous n'allez quand même pas laisser faire ! Vous allez bien envoyer quelqu'un pour l'empêcher de continuer ?".
Il lui semblait capital que le zéro tolérance commença par son cas. A
coup de flash-ball ou de coupure de tuyau à la Chinoise, il fallait que
tout ceci cesse. Maintenant.
Les flics avaient beau lui expliquer
qu'avec Internet on ne savait pas trop quoi faire (même l'Hadopi
galérait lui confiait d'ailleurs le brigadier Bernard qui avait son fils
dans l'équipe des informaticiens - d'autant plus que le serveur pouvait
très bien se cacher aux iles Caïman, ou même en Corée du Nord), Gérard
restait sourd.
Les nouvelles
technologies avait ouverts deux voix à côté du champs commercial, celle
de la liberté libertaire et celle de la liberté on-comprend-quedal, ce
qui revenait au même sauf pour ceux qui avaient les compétences de
choisir leur camp.
Alors ici, en
France, à Nancy, pour Gérard Meunier, du Passage Bleu, on savait pas
trop comment faire, on attendrait de voir, car c'était sur, tout cela
décanterait au fil du temps, et des modes. Le temps numérique file à
vitesse V.
Le sous-brigadier prit la photo (un scan couleur de ce blog) dans ses mains et demeura pensif.
Tout de même, tout ça pour ça. Pour une bête photo dans un blog.
Alors, oui... c'est vrai, il y avait eu cette rumeur
dont il avait bien entendu parler comme toute la ville, certes il y
avait eu cet afflux incroyable de doux-dingues cherchant à "réparer leur
temps", et oui, en effet, des attroupements étranges campaient au
Passage Bleu - on parlait même de messes noires et de musique spectrale,
mais malgré tout, il ne comprenait pas comment une telle publication,
minuscule, avait pu engendrer tout ce tohu-bohu. La puissance des idées quand même.
Mais tout ceci passerait avec le temps.
Malheureusement,
Gérard Meunier ne l'entendit pas de cette oreille. Il s'énerva,
renversa des chaises, hurla, trépigna, essaya d'arracher la photographie
du Président de la République qui trônait au dessus du bureau du chef -
mais n'y parvint heureusement pas, manqua de s'étouffer en avalant la
boite à trombone, envoya trois Bic comme des fléchettes sur la carte IGN
de Meurthe-et-Moselle, puis contre tout attente, se mit à escalader le
bureau de la secrétaire, nu, en gesticulant comme un moulin et en criant
qu'il ferait l'esclandre de l'année jusqu'à ce que l'on s'occupe de son
affaire.
Bien sur, la surprise
passée (Julie, la secrétaire resta quand même un certain temps
bouche-bée, surtout pour le coup de l'homme nu sur son bureau), on le
maitrisât et on le mit sans attendre en cellule de dégrisement, pour le
refroidir.
Par
soucis de ne pas se mettre à dos les épouses on laissa cependant tomber
les potentielles accusations... tout ceci aller s'arranger, on en avait
vu d'autre, même si là, dit donc, la vache, le Gérard, il avait fait
fort.
Puis,
au petit matin, on le remit sur le perron du commissariat, et on lui
suggéra d'aller dormir et d'attendre que tout ceci se calme. Non sans
lui rappeler tout de même qu'il avait beaucoup de chance d'être a ce
point aimé par les épouses - un autre que lui serait passé en
"comparution immédiate", et là il aurait sentit le poids des vrais
problèmes. Et de la justice.
Sur ce, les deux officiers fermèrent le sas, la lumière et disparurent.
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