jeudi 25 août 2011

Les histoires passagères n°2 : la rumeur.





9h00. Il fait chaud pour ce début de matinée. 24°. Peu de monde encore alentour, mais du travail de la veille à finir. Un travail aujourd'hui répétitif qui laisse tout loisir pour se rappeler cette infernale aventure qui occupa - ça on peut le dire - ses derniers mois.

Tout avait commencé le jour où il tomba par hasard sur ce blog. Un drôle de blog en vérité, rempli de photos bizarres, de textes indéchiffrables et de pensées quelque peu tarabiscotées.

Lui n'y avait rien compris. En revanche, ce qui l'avait immédiatement frappé, et énervé, c'est de se voir prit sur le vif, en tenu de travail, la blanche un peu tachetée de cirage, celle du mardi.
Il avait bien sur tout aussi instantanément reconnu le local du Passage Bleu à Nancy, où il se rend chaque matin depuis... vingt deux ans. Un endroit discret connu de quelques fidèles. Un endroit calme.

Une photo volée.

En y réfléchissant, oui, il se rappelait presque le visage de ce brun à lunette qui tenait un portable et visait dans sa direction. Mais de là à penser que... et sur un blog ! Même maintenant, cela lui paraissait totalement incongru.

Sous la photo, on y parlait de "réparation de temps cassé", de donner "du temps au temps" des uns et des autres, de comportements maniaques, d'une sorte de recherche de l'exactitude de sa vie, et cetera et cetera - comme si la précision donnait au réel une épaisseur qui dépassait le sentiment. C'était à n'y rien comprendre.

Où donc ce farceur avait-il bien pu chercher tout cela ? Et qui pouvait donc être intéressé une seconde par de telles élucubrations ?
Décidément, cela se confirmait, Internet n'était qu'un tas de temps perdu pour des narcissiques en mal de lumière. L'île aux enfants des farfelus, des gens qui n'ont rien d'autre à faire.

Cette technologie de communication ne le passionnait guère bien qu'il venait tout juste d'investir, sur les conseils d'une amie, dans un petit Macbook blanc de chez Apple et une adresse Yahoo. Un objet sans utilité si ce n'est la possibilité de commander online et rapidement ce dont il avait besoin. Un outil de travail, en somme, d'où, à contre-cœur, l'investissement.

Mais le veritable événement surgit un mois après cette publication sauvage.

De toute part avait afflué dans la petite échoppe des personnes voulant réparer leurs montres ou leur horloges, leurs réveils ou parfois même leurs dysfonctionnements biologiques - il fallait voir ces insomniaques pour se rendre compte à quel point la vie des noctambules ne devait pas toujours être une fête !
Une faune invraisemblable d'individus ayant perdu la boule débarquait comme ça, des hurluberlus de tous poils qui pensaient réunir Saturne et Pluton, ou regagner leurs vies en remontant le cadran, ou encore, choses stupéfiante, des malades de l’exactitude qui ne pouvaient supporter le moindre écart entre eux et le temps.
Ces derniers était de loin les plus effrayants car ne pouvant vivre dans un univers relatif, il couraient sans arrêt derrière l'asymptote du présent. Dramatiquement, leur réalité devenait invivable à force de n'être que la plus exacte réalité.

Il avait beau répéter à qui mieux mieux que non il ne réparait pas le temps, que oui c'était bien lui sur la photo, que non non non il ne prenait pas sur rendez-vous et que non ben non même pas sans rendez-vous, qu'il ne voyait pas de quoi on parlait, que oui ah oui bon sang c'était une mauvaise blague, que non ah ça non il n'avait pas l'heure - et d'ailleurs il n'avait pas de montre, et qu'il fallait vraiment le laisser travailler parce que là ça commençait à s'accumuler, à suffire, à devenir un peu lourd, et ma bonne dame il est déjà 20 heure.
Mais, malgré tout, les gens débarquaient, en masse, comme chez le médecin un mois de grippe, impatients, un peu abattus quoique déjà rassurés quand même car au final c’était logiquement moins pire de pouvoir mourir sans savoir exactement quel heure il était que de voir son heure arriver.

Et puis tout allait s'arranger grâce au réparateur de temps, et, comme chez tout professionnel, on était "entre de bonnes mains".

La situation devint ensuite incontrôlable. La rumeur de son don enfla, monstrueuse, déformée, sans origine et sans fins, et devenait l'unique objet de toutes les journées. L'enfer sur terre.
Dans toute la ville mais aussi en Lorraine et déjà un peu à l’étranger, on ne parlait plus que de ce "sauveur de temps", ce "magicien", cet "artiste" qui pouvait en deux coup de tournevis - et un savoir ancestral, presque divin - remettre les aiguilles en bonne place, et la vie qui va avec. Des badges furent même crées, ainsi que des mugs.

A ce moment là, il avait décidé de porter plainte.

Les flics avaient bien rigolé, comme quoi quelle blague, un simple blog ne peut pas entrainer autant de dégâts, et que franchement, entre nous, qui pouvait croire une pareille histoire de réparation du temps.
D'autant plus qu'ils avaient d'autres chats à fouetter, autrement plus coriaces, comme les voleurs de poules, par exemple.

A part la main courante consignant l'adresse du blog incriminé http://antoinearlot.blogspot.com/2011/08/lhomme-des-heures.html, aucune formalité n'avait été faite et il s'était retrouvé en deux temps trois mouvement devant le commissariat. Seul. Avec sa rumeur.
Lui, Gérard Meunier (et non "Philippe Lip"), cordonnier de père en fils (et même sous-fils, le petit dernier ayant révélé quelques talents), comment allait-il se sortir de cette mauvaise fable ? L'impasse lui sautait à la gorge.
Il n'aspirait qu'a retrouver son métier, sa passion, ses habitudes entourées de ses habitués, un Passage Bleu à Nancy normal quoi, calme, discret, organisé, prévisible et bien réel. Loin des bobos d'Internet et de tout le rififi qui avait quand même sacrément retourné sa vie.

Le temps passa pourtant. Douloureusement, mais surement.


Plusieurs mois plus tard la rumeur étant finalement retombée, et à part deux ou trois restes de surfeurs, on ne parlait plus de nouveau que de chaussures, de semelles, de lacets ou de cirage imperméabilisant au Passage Bleu de Nancy.
Avec Madame B, il avait ainsi pu, avec une jovialité retrouvée, admirer les dernières audaces en matière de couvre-pied de chez Dior.
Bien que Gérard Meunier ne jurait que par les Christian Louboutin à semelle rouge, il ne pouvait que s'esbaudir devant les courbes, la taille, l'élégance le racé l'envoutement des escarpins plateforme de Madame B. Les talons étaient hauts et fuselés comme les jambes d'une Déesse Antique. On voyait de suite que ces chaussures ne s'adressait qu'aux éperdues d'ivresses, d'altitudes et de séductions hors normes. Un monde sur pied autrement plus raffiné que celui d'Internet !

En tout les cas, pensa Gérard Meunier en retournant la semelle d'une somptueuse Albert Elbaz, s'il le revoit celui là, ce photographe de malheur, ce je-m'en-foutiste, il peut être sur de passer un sale quar...

                                                                                          

"clic" imita le portable qui le visait.


 




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